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La foule… a longtemps méconnu le philosophe. Elle l’a confondu soit avec
l’homme de science et le savant idéal, soit avec le mystique exalté qui,
affranchi de la morale, retiré du monde s’enivre de Dieu ; et quand de nos
jours on entend dire d’un homme qu’il mène la vie du « sage » et du
« philosophe », cela ne signifi e presque rien de plus qu’une vie « prudente » et
« retirée ». La sagesse, aux yeux du vulgaire, c’est un refuge, un moyen, un
artifi ce, pour tirer son épingle du jeu ; mais le véritable philosophe, ne le
sentons-nous pas, mes amis, ne vit ni en « philosophe » ni en « sage », ni
surtout en homme prudent et sent peser sur lui le fardeau et le devoir des cent
tentatives, des cent tentations de la vie ; sans cesse il se met lui-même en jeu,
il joue le mauvais jeu par excellence.
–
NIETZSCHE
,
Par delà le bien et le mal
, 1886
.
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J’ai grandi en me familiarisant, si l’on peut dire, avec la violence qu’exercent les
normes de genre : un oncle incarcéré à cause d’un corps anormal, privé de famille,
d’ami·e·s, vivotant jour après jour dans un « institut » dans les prairies du Kansas ; des
cousins gais forcés de quitter leur maison familiale à cause de leur sexualité, réelle
ou fantasmée ; mon fracassant
coming out
à l’âge de seize ans […]. Pas facile de
rendre visible cette violence, parce que le genre était précisément la chose la plus
normale du monde et, en même temps, la mieux « tenue » par la violence. On
supposait que le genre était soi
t
une manifestation naturelle du sexe, soit une
constante culturelle qu’aucun être humain ne pouvait espérer changer par sa
capacité d’agir. J’ai fi ni aussi par saisir quelque chose de la violence liée à la vie
forclose, celle dont on ne dit pas qu’elle est « vivante », dont l’incarcération implique
la suspension de la vie ou une condamnation à mort sans cesse différée. L’assiduité
avec laquelle j’entreprends de « dénaturaliser » le genre dans ce livre vient, je crois,
du désir profond de contrer la violence des normes qui gouvernent le genre – une
violence implicite au niveau des morphologies idéales du sexe – et aussi de déterrer
les présupposés les plus tenaces concernant le caractère naturel ou évident de
l’hétérosexualité, des présupposés pétris par les discours ordinaires ou académiques
sur la sexualité. Je n’ai pas écrit ce livre pour le simple plaisir de jouer avec la langue
et pour nous obliger à jouer aux marionnettes au lieu d’affronter la « vraie » politique,
comme certain·e·s l’ont supposé […]. Je l’ai fait par désir de vivre, de rendre la vie
possible et de repenser le possible en tant que tel.
–
Judith
B
UTLER
, Troubles dans le Genre
,
Introduction (1999)
,
trad. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte
,
2005,
pp.
42-43
.
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Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature.
L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle de puissance naturelle.
Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, têtes et mains, il les met en
mouvement, afi n de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile
à sa vie… Nous ne nous arrêtons pas à cet état primordial du travail où il n’a
pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ,
c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme.
Une
araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille
confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un
architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de
l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la
construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste
idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas seulement qu’il
opère un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du
même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi
son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté.
–
MARX
, Le Capital, 1867
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Une maison peut être grande ou petite, tant que les maisons environnantes sont
petites aussi, elle satisfait à tout ce qu'on exige socialement d'une maison. Mais s'il
s'élève à côté de la petite maison un palais, voilà que la petite maison se ravale au
rang de la chaumière. Et au cours de la civilisation elle peut s'agrandir tant qu'elle
veut, si le palais voisin grandit aussi vite ou même dans de plus grandes proportions,
celui qui habite la maison relativement petite se sentira de plus en plus mal à l'aise,
mécontent, à l'étroit dans ses quatre murs. [...]
Nos besoins et nos plaisirs ont leur source dans la société ; nous les mesurons, par
conséquent, à la société ; nous ne les mesurons pas aux objets de notre satisfaction.
–Karl
M
ARX
,
Travail salarié et capital
5
Ce qui détermine la valeur d'une marchandise, c'est la quantité totale de travail
qu'elle contient. Mais une partie de cette quantité de travail est réalisée dans une
valeur pour laquelle un équivalent a été payé sous forme de salaire ; une autre partie
a été réalisée dans une valeur pour laquelle aucun équivalent n'a été payé. Une
partie du travail contenu dans la marchandise est du travail payé, l'autre est du travail
non payé. Il s'ensuit qu'en vendant sa marchandise à sa valeur, c'est-à-dire en tant
que cristallisation de la quantité totale de travail qui lui a été consacrée, le capitaliste
doit nécessairement la vendre avec profi t. Il vend non seulement ce qui lui a coûté un
équivalent, mais aussi ce qui ne lui a rien coûté du tout, encore qu'il en ait coûté du
travail à son ouvrier. Ce qu'une marchandise coûte au capitaliste, ce qu'elle coûte en
réalité, ce sont là deux choses différentes. Je répète donc que les profi ts normaux et
moyens se font en vendant les marchandises non point au-dessus de leur valeur,
mais bien à leur valeur réelle.
–Karl
M
ARX
,
Salaire, prix, plus-value, Pléiade, T. 1, p. 515 - 516
.
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… mais enfi n, ces gens qui sont si veules, comment en ferez-vous des héros ?
Cette objection prête plutôt à rire car elle suppose que les gens naissent
héros. Et au fond, c’est cela que les gens souhaitent penser : si vous naissez
lâches, vous serez parfaitement tranquilles, vous n’y pouvez rien, vous serez
lâches toute votre vie, quoi que vous fassiez ; si vous naissez héros, vous serez
aussi parfaitement tranquilles, vous serez héros toute votre vie, vous boirez
comme un héros, vous mangerez comme un héros. Ce que dit l’existentialiste,
c’est que le lâche se fait lâche, que le héros se fait héros ; il y a toujours une
possibilité pour le lâche de ne plus être lâche et pour le héros de cesser d’être
un héros. Ce qui compte, c’est l’engagement total, et ce n’est pas un cas
particulier, une action particulière, qui vous engagent totalement.
–
SARTRE
, L’existentialisme est un humanisme, 1946
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[…]
une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une
certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à
cesser, elle continuera à se mouvoir
nécessairement. Cette persistance de la pierre
dans le mouvement est une
contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce
qu’elle doit être défi nie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la
pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il
vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que
toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à
exister et à agir d’une certaine manière déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue
de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir.
Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle
n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère
dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que
tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont
conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant
croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est
poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce
qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard,
et bien d’autres de même farine, croient agir par un libre décret de l’âme et non se
laisser contraindre.
»
–
SPINOZA
,
Lettre LVIII à Schueller (1674) trad.
Ch. Appuhn
in Œuvres, vol. IV, © Éditions Garnier-
Flammarion, 1966, pp. 303-304.
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Les diffi cultés qu'on rencontre au cours d'une lecture philosophique
tiennent rarement au vocabulaire, quoique ce soit presque toujours au
vocabulaire qu'on les attribue. Il est inutile et il serait d'ailleurs le plus souvent
impossible au philosophe de commencer par défi nir - comme certains le
demandent - la nouvelle signifi cation qu'il attribuera à un terme usuel, car
toute son étude, tous les développements qu'il va nous présenter auront pour
objet d'analyser ou de reconstituer avec exactitude et précision la chose que ce
terme désigne vaguement aux yeux du sens commun; et la défi nition en
pareille matière ne peut être que cette analyse ou cette synthèse; elle ne
tiendrait pas dans une formule simple. Parti d'un sens qu'il n'a pas besoin de
défi nir parce que c'est celui que tout le monde connaît, le philosophe aboutit à
un sens qu'il a parfaitement défi ni s'il est maître de sa pensée: son exposé est
cette défi nition même.
–
BERGSON
,
Correspondances
, Paris, PUF, 2002, p. 1002.
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P
our trouver en quoi consiste l'identité personnelle, il faut voir ce qu'emporte le mot
de personne. C'est, à ce que je crois, un être pensant et intelligent, capable de raison
et de réflexion, et qui se peut considérer soi-même comme le même, comme une
même chose qui pense en différents temps et en différents lieux ; ce qu'il fait
uniquement par le sentiment qu'il a de ses propres actions, lequel est inséparable de
la pensée, et lui est, ce me semble, entièrement essentiel, étant impossible à
quelque être que ce soit d'apercevoir sans s'apercevoir qu'il aperçoit.
Lorsque nous
voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous
sentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque chose, nous le
connaissons à mesure que nous le faisons. Cette connaissance accompagne toujours
nos sensations et nos perceptions présentes ; et c'est par là que chacun est à lui-
même ce qu'il appelle soi-même. On ne considère pas, dans ce cas, si le même soi
est continué dans la même substance, ou dans diverses substances. Car puisque la
conscience accompagne toujours la pensée, et que c'est là ce qui fait que chacun est
ce qu'il nomme soi-même, et par où il se distingue de toute autre chose pensante :
c'est aussi en cela seul que consiste l'identité personnelle, ou ce qui fait qu'un être
raisonnable est toujours le même. Et aussi loin que cette conscience peut s'étendre
sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s'étend l'identité de cette
personne : le soi est présentement le même qu'il était alors, et cette action passée a
été faite par le même soi que celui qui se la remet à présent dans l'esprit.
– John
LOCKE
,
Essai concernant l'entendement humain,
1694, Livre II, chapitre 27
.
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Et j’entre dans les plaines, les vastes palais de ma mémoire, où reposent les
trésors de ces innombrables images entrées par la porte des sens. Là est gardé tout
ce que nous pensons, en augmentant, en diminuant, en modifi ant de mille
manières ce pécule de nos sens, et enfi n tout dépôt on réserve que le gouffre de
l’oubli n’a pas encore enseveli.
Quand je suis là, je me fais représenter tous les souvenirs que je veux. Certains
paraissent sur-le-champ, d’autres se font chercher davantage ; il faut les tirer comme
d’un réduit obscur ; d’autres d’élancent en essaim, et tandis que l’on demande l’un
d’eux, accorant tous à la fois, ils semblent dire : « n’est-ce pas nous ? » Et la main de
mon esprit les éloigne de la face de mon souvenir, jusqu’à ce que l’objet désiré sorte
de ses ténèbres et de sa retraite. D’autres enfi n se présentent sans diffi cultés, en fi les
régulières, à mesure que je les appelle ; les premiers cèdent la place aux suivants,
pour rentrer dans leur poste et reparaître à ma volonté. Ce qui arrive exactement
lorsque je fais un récit de mémoire. […]
Ainsi, je visite, au caprice du souvenir, ces magasins approvisionnés par les sens ;
et je distingue, sans rien humer, le parfum des lys de celui des violettes ; et je
préfère le miel au vin chaud, le poli à l’aspérité, par réminiscence du palais et de la
main. Et tout cela se passe en moi, dans l’immense galerie de ma mémoire. […]
Là je me rencontre moi-même.
–
SAINT AUGUSTIN
,
Les Confessions
, trad. Moreau, pp. 254-256, Gaume et cie
.
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