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Nice-Nord
Christian Jacomino
25/09/2022
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Une jeune amante
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25/09/2022
UN
J’habite un petit appartement — deux pièces et
une terrasse — équipé du meilleur matériel pour écouter
de la musique et du meilleur matériel pour regarder des
fi lms, à quoi s’ajoutent des livres, beaucoup de
magazines intacts ou découpés, une tablette numérique,
et un tapis de yoga. De quoi m’occuper. Même pendant
les périodes de canicule où on craint de sortir de chez
soi.
C’était le 9 juillet, un samedi. J’avais descendu
l’avenue Borriglione jusqu’à la place du général De
Gaulle où se tient le marché, et c’est entre les étaux de
fruits et de légumes que j’ai aperçu pour la première fois
celle que je devais apprendre, plusieurs semaines plus
tard, à appeler Ariane. Ce jour-là, elle portait un blue
jean qui baillait à sa taille et une chemise blanche trop
grande elle aussi, au col largement ouvert et aux
manches retroussées. La chevelure noire, les yeux noirs
et la peau brune. Guère plus de vingt-trois ou vingt-
quatre ans. J’ai été arrêté par sa façon de se mouvoir.
Elle me rappelait une femme que j’ai connue il y a
longtemps et que j’ai aimée. J’avais
l’impression de la
revoir, et peut-être l’avais-je déjà vue, en effet
. Ici
ou là
dans le quartier, il
avait pu
arriv
er
qu’une fois au
moins
elle
traverse mon champ de vision
, et
comment avait-il
pu se faire alors que je ne la remarque pas, ou que je
l’oublie ?
Elle était accompagnée d’un type dont je
n’aurais pas su dire s’il était son amant, son mari ou son
frère, et dont l’avenir me réservait d’apprendre qu’il
s’appelait Philippe. Un grand échalas, aux joues creuses
et à la tignasse hérissée.
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Je n’ai pas accordé d’importance d’abord à cette
rencontre. J’avais été frappé par l’apparition de la jeune
femme à cause de sa ressemblance avec mon amour
de jeunesse. Il arrive qu’on survive à ses amours. Voilà
tout. Puis, il y a eu une seconde apparition. C’était le
dimanche de la semaine suivante, le 17 juillet, à la
terrasse de la cafétéria Malongo où j’ai mes habitudes.
Elle fi gurait parmi un groupe de jeunes couples qui
avaient rapproché deux tables à l’ombre portée par une
tente de toile grège. En shorts et chemisettes, avec des
lunettes de soleil qui leur mangeaient la fi gure, ils se
différenciaient des touristes par les paniers à provisions
qu’ils avaient glissés entre leurs jambes. Deux bébés
s’étaient échappés de leurs poussettes et trottaient sur
l’esplanade en gloussant de bonheur, comme s’ils ne
craignaient pas la brûlure du soleil. Philippe était là, lui
aussi, mais éloigné d’Ariane.
Je sortais de la cafétéria. J’hésitais à basculer
dans la lumière. J’avais peur d’être pris d’un vertige.
Aussitôt que je l’ai vue parmi les autres, j’ai fait demi-
tour. Je suis rentré dans la fraîcheur de l’air climatisé où
flottaient discrètement la voix et la guitare de Chuck
Berry. J’ai commandé au comptoir un smoothie de fruits
rouges et une pâtisserie, et je me suis allé m’installer à
une table, derrière la vitre, pour mieux les observer. J’ai
repéré alors celui dont je devais apprendre qu’il
s’appelait Rodolphe. Il occupait le centre de la photo,
assis à côté d’une jeune femme à l’air fatigué. Une
poussette était garée près d’elle, sur laquelle elle
s’appuyait d’un bras en sirotant une liquide violet avec
une paille.
Il était plus vieux que les autres, pas loin de la
quarantaine, le crâne dégarni, avec une rondeur de
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Bouddha, et il parlait pour tout le groupe, sans regarder
personne. Pourquoi ai-je pensé à un professeur d’école
de commerce ? Je n’ai pas fait d’études de commerce.
Plus tard seulement je devais apprendre qu’il travaillait
dans une banque et qu’il ne se lassait pas de parler
d’argent, en incitant ses amis à en gagner davantage.
Ce n’était pas diffi cile, il suffi sait de savoir s’y prendre.
Son auditoire paraissait attentif, sauf Ariane qui
s’intéressait aux jeux et au babil des enfants, et Philippe
posté à l’extrémité de la galaxie, qui regardait ailleurs.
Mis à part la documentation nécessaire à mes
petits travaux d’écriture, je ne lis plus guère, mais je
relis. À cette époque, j’étais retourné à Philip K. Dick ;
et, un matin, après cette seconde rencontre, je me suis
réveillé avec le souvenir d’un rêve que j’avais fait où
celle dont je devais découvrir qu’elle s’appelait Ariane se
confondait avec celle qui, dans la réalité de ma vie,
s’appelait
Louise
; et tout de suite je me suis souvenu de
la description que Philip K. Dick donne du personnage
de Juliana au début du
Maître du Haut Château
, et j’ai
essayé de me souvenir si j’avais lu cette œuvre avant
ou après ma rencontre avec celle-ci. Car
Louise
, elle
aussi, j’avais eu l’impression de la reconnaître — et de
qui pouvait-elle être le double ? Pour être un double, il
aurait fallu qu’elle eût un modèle, et ce modèle aurait-il
réellement existé ? Il aurait pu s’agir alors d’un être réel,
d’un personnage de roman, d’une androïde, ou peut-
être d’un fantasme hérité de mon enfance algérienne.
La troisième rencontre a été décisive. Avec elle,
j’ai basculé dans une histoire obscure, compliquée, qui
dépasserait tout ce à quoi je pouvais m’attendre. Elle
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s’est produite le jeudi 18 août. Après des semaines de
chaleur écrasante, le ciel s’était couvert. Ce jour-là,
nous avons même eu droit à un peu de pluie et le soir,
pour le plaisir de marcher sous la pluie, j’ai décidé d’aller
au cinéma.
Le complexe multisalles Pathé-Gaumont situé
près de la cafétéria Malongo, derrière la gare du Sud,
redonnait le
Licorice Pizza
de Paul Thomas Anderson
que j’avais vu l’hiver précédent, à Paris, et j’en suis
ressorti plus content encore que la première fois. La
pluie n’avait pas cessé — une pluie rare et soyeuse, qui
ne suffi rait pas à mettre fi n à la sécheresse, tout juste à
faire gentiment sourire les agriculteurs de l’arrière-pays
qui voyaient leurs terres se dessécher, un été après
l’autre, mais une pluie qui vous caressait le visage,
comme ces toiles d’araignée de l’enfance dans
lesquelles on se prenait en jouant à cache-cache, au
fond jardin.
Je remontais l’avenue Borriglione et je ne me
plaignais pas de la trouver déserte. La nuit était pour
moi seul, et pour les chers fantômes de ma jeunesse qui
m’accompagnent fi dèlement, où que je sois. Et sans
doute la pluie aussi était-elle nécessaire pour que
puisse avoir lieu l’événement qui se préparait. Car il a
suffi que je parvienne à l’angle de la rue Michel-Ange.
J’allais la traverser quand j’ai vu qu’ils étaient là, sur le
bord du trottoir, celle dont je ne savais pas encore
qu’elle s’appelait Ariane et celui dont j’ignorais encore
qu’il s’appelait Rodolphe. Debout, ils se parlaient à voix
basse en se regardant dans les yeux.
Elle était la plus grande, et c’était elle qui posait
des questions, qui insistait, qui répétait, tandis que lui
paraissait se défendre. Ils ne se touchaient pas mais ils
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étaient très proches. J’ai pensé à des adolescents
amoureux, parce qu’ils paraissaient ne pas sentir la
pluie qui redoublait maintenant et vous inondait les
yeux. Ils auraient pu se trouver sur la scène d’un
théâtre. Il manquait la musique de Leonard Bernstein.
Celle-ci ne manquait même pas, me suis-je dit. Là où ils
sont à présent, ils n’en ont pas besoin. Et, quand j’ai
allongé le pas, que je me suis tourné vers eux, nos
regards se sont croisés.
Un lampadaire nous éclairait. Nous nous sommes
vus. C’était comme si nous nous prenions en photo avec
un flash. Et comme si, en même temps, un pacte se
nouait entre nous trois, dont nous ignorions les clauses.
J’étais leur témoin. J’étais happé dans un rôle que je
n’avais pas choisi, auquel je n’étais pas préparé,
empêtré dans une toile d’araignée que le hasard avait
tendue sur mon passage, et dont je ne pourrais plus me
défaire, jusqu’au dénouement qui prendrait quelle forme,
qui serait fatal peut-être à quel membre du trio que nous
formions désormais ?
Une fois arrivé chez moi, je me suis souvenu que
fi gurait derrière eux, fi xée sur la grille d’un jardin obscur,
l’enseigne en métal peint d’un hôtel que je n’avais
jamais remarqué jusqu’alors. La
Villa Saint Hubert.
J’ai
pris cette donnée, non pas comme un indice, mais
comme l’affi rmation qu’ils étaient donc amants et que,
pour une raison qui m’échappait mais qui me serait
peut-être dévoilée un jour, il me revenait de le savoir.
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DEUX
Comment se sont passées les semaines qui ont
suivi ? Je consulte mes notes, parce que j’ai commencé
de prendre des notes après cette première rencontre
nocturne, mais je pourrais décliner de mémoire les lieux,
les dates et les heures. Cinq fois, j’ai croisé Ariane, dont
une fois à la librairie Les Journées suspendues où nous
sommes trouvés côte à côte.
En entrant, elle avait demandé au libraire
L’os de
la cure
, de Jacques-Alain Miller. Comme celui-ci était
occupé avec une vieille dame qui cherchait de vieux
romans anglais dont les titres refusaient d’apparaître sur
l’écran de son ordinateur, d’une main levée, il lui a
indiqué, au fond de la boutique, le coin réservé à la
psychanalyse. Je me trouvais à y fouiller moi-même. Je
venais de remarquer la présence de l’ouvrage en
question. Je l’ai sorti de son rayon et, lorsque la jeune
femme est arrivée près de moi, je le lui ai tendu.
J’étais curieux de savoir comment celle-ci
réagirait ; si elle ferait mine de ne pas me reconnaître ou
si elle me dirait bonjour, comme on fait entre voisins la
première fois qu’on se rencontre au supermarché et
qu’on pose la main sur le même pot de cornichons. Elle
n’est pas allée jusqu’au bonjour, mais elle ne s’est pas
dérobée non plus. Elle a soutenu mon regard, elle m’a
rendu le grand sourire que je lui adressais et elle m’a
remercié en s’emparant de l’opuscule à couverture vert
et blanc, illustrée du dessin d’un squelette debout, qui
réfléchit, une main sous le menton, l’autre posée sur un
crâne.
Et les autres fois, il n’en est pas allé autrement,
même si c’était à l’extérieur. Nos regards se croisaient,
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